René Maran épistolier

Mariage de René et Camille Maran, 9 août 1927

Mariage de René et Camille Maran (9 août 1927). De gauche à droite : René Maran, Félix Eboué, Camille Maran, Eugénie Tell-Eboué, Manoel Gahisto (Fonds privé familial Maran-Cernard-Michel©Tous droits réservés)

La correspondance d’un écrivain donne souvent accès aux dimensions biographique et génétique de l’œuvre. Dans la multitude d’informations, des scènes de vie et des détails anecdotiques peuvent renforcer notre sympathie à son égard ou a contrario susciter notre réprobation – voire notre indignation ou notre dégoût : tel écrivain admiré n’aurait-il été qu’un homme – ou une femme – parmi les autres ? Les papiers d’un auteur contiennent donc un potentiel extérieur à la littérature dans leur dimension biographique. Mais voilà qu'au détour d’une lettre, cet écrivain parle de son métier, annonce à tel ami un projet littéraire ou répond à un journaliste, à un lecteur, ou traite d’affaires contractuelles avec un éditeur. De tels éléments concernent la dimension génétique des œuvres. Ils permettent aussi de mieux cerner les contours de la figure auctoriale embusquée dans les textes, l'image projetée de l’écrivain à travers ses propres mots.
Dans le cas de René Maran, une grande partie de la correspondance est particulièrement fascinante parce qu'elle évoque deux questions hautement controversées dans l’entre-deux-guerres : la colonisation française et l’assimilation. Leur articulation en tant qu’utopie fidèle aux idéaux républicains pose problème et conditionne la reconnaissance auctoriale dans le champ littéraire – celui de l'époque mais aussi celui d'aujourd'hui.

La correspondance de René Maran est abondante et étalée sur un demi-siècle. Celle de ses années de jeune homme passées en Oubangui-Chari permet notamment de retracer la gestation d’une œuvre particulière qui secoua le champ littéraire français entre 1921 et 1924 en raison de ce qui fut appelé « le scandale » du Prix Goncourt, attribué à René Maran pour Batouala, véritable roman nègre, malgré sa préface incendiaire qui devait susciter des articles haineux et méprisants sur le talent de l'écrivain. Si bien que ce roman fut traduit et/ou commenté dans le monde entier, jusqu’au Japon, et n'a jamais disparu du catalogue de l'éditeur, Albin Michel. Dès 1923, Léon Bocquet, l’éditeur lillois du premier recueil de poésie de René Maran (La Maison du bonheur, 1909), publiait un article qui constituait un long plaidoyer nourri d’extraits des nombreuses lettres écrites par Maran depuis son arrivée au poste d’agent colonial à Bangui en 1910. Ces extraits étaient autant de témoignages de sa probité et de son patriotisme, de ses ambivalences et de ses tiraillements durant la gestation de ses premières œuvres en prose. Le texte de cette plaidoirie, légèrement modifié, fut d'ailleurs repris pour servir de préface à la seconde œuvre en prose de Maran, un conte satirique : Le Petit Roi de Chimérie (1924). Bocquet y dénonçait aussi le racisme, désigné alors par l'euphémisme « préjugé de couleur ».

Cette même question avait déjà été soulevée par Maran lui-même pendant les années de guerre. Ses premiers correspondants, en dehors de Léon Bocquet et de Manoel Gahisto, ses conseillers littéraires, étaient naturellement ses amis de Bordeaux (Paul Culine, Louis Despaix, André Lafon, Charles Barrailley...). Mais Maran initiait, début 1917, une correspondance avec Maurice Barrès, le « plus grand des agitateurs d’énergie de la France qui se bat », en se présentant comme « nègre martiniquais » : « Je ne vous écris que pour plaider une cause – parce que je suis nègre. En effet, pour moi, l’une des tristesses de cette guerre est que de plus en plus l’on considère mes frères en couleur comme des mercenaires, non comme des êtres perfectibles. Et pourtant… » Si Maran pouvait défendre ainsi la cause de ses « frères de couleur » africains, c'est notamment parce qu'il travaillait depuis quatre ans déjà au roman sur les mœurs indigènes de l’Oubangui, Batouala, et ses lettres à ses amis attestent largement cette longue gestation.

C'est encore la correspondance de l’écrivain qui nous apprend comment Batouala devait trouver le chemin de l’édition. En effet, dans le but d’« inciter » Henri de Régnier, académicien et directeur de la collection « Roman littéraire » chez Albin Michel –  « à jeter un coup d’œil sur [ses] pages oubanguiennes », René Maran avait joint à une lettre « quelques poèmes qui [lui] ont été inspirés par la guerre ». Cette initiative avait sans doute été suscitée par Barrès qui avait exhorté les écrivains à produire des œuvres patriotiques. Le fonds Maurice Barrès de la Bibliothèque nationale de France contient sept lettres rédigées entre 1917 et 1920 auxquelles sont jointes des stances que l’écrivain considérait comme ses meilleurs poèmes qui seront, bien plus tard, intégrés à l’anthologie Le Livre du souvenir (1958). Il s’agit de tapuscrits dont certains comportent des corrections manuscrites. De telles pièces sont évidemment précieuses pour établir la genèse de ces textes. Au tapuscrit constituée de 33 feuillets, Maran avait joint deux photos de lui-même : une en tenue coloniale, coiffé de son casque avec cette dédicace : « A Maurice Barrès pour le remercier de sa lointaine bienveillance » ; une autre depuis sa véranda, étendu dans un hamac – se mettant ainsi en scène comme l'auteur d’un roman ethnographique – Batouala – qu'il allait présenter comme « objectif ».

La question controversée de l'assimilation est évoquée dans bien des lettres de Maran, jusqu'au soir de sa vie. Elle l'a été aussi dans son roman d'inspiration autobiographique, Un Homme pareil aux autres (1947), notamment lorsqu’il faisait dire à son protagoniste, Jean Veneuse : « ne [savoir] bien qu’une chose : c’est que le nègre est un homme comme les autres ». Mais René Maran devait nuancer cet axiome  dans une lettre envoyée à son ami Charles Barrailley en 1954, dans laquelle il dévoile la duperie intrinsèque à la situation d’assimilation :
« Aristocrate ? Peut-être, puisque je me suis toujours tenu, et me tiens toujours à l’écart de tout ce qui est malpropre, bas et laid. Mais un aristocrate n’ayant pas oublié qu'il a dans son ascendance des esclaves, et qui, pour cette raison, défend les faibles et les opprimés pour le plaisir de les défendre, pour le plaisir de s’offrir ce plaisir à la fois égoïste et altruiste, qui, ne demandant rien à personne, n’attend rien de personne, parce qu’il se sait tout ensemble Don Quichotte et Sancho Ponza, Ariel et Caliban, dupe de lui-même et en même temps conscient de se duper sans parvenir à le faire tout à fait. »

 

Xavier Luce

Principaux correspondants de René Maran :

  • Charles Barrailley
  • Maurice Barrès
  • Léon Bocquet
  • Jacques Boulenger
  • Gaston Chérau
  • Mercer Cook
  • Paul Culine
  • Lucien Descaves
  • Félix Eboué
  • André Fraisse
  • Manoel Gahisto
  • Charles Kunstler
  • Pierre Mac Orlan
  • Raoul de Malétable
  • Marcel Martinet
  • Albin Michel
  • Paul Léautaud
  • Alain Locke
  • Georges Henri Rivière
  • André Suarès
  • Jean Texcier
  • Daphné Trévor