Les fonds des Archives nationales d'outre-mer (ANOM)
C’est à Aix-en-Provence, aux Archives nationales d’Outremer, que se trouve le dossier administratif de René Maran ainsi que celui de son père, le Guyanais Herménégilde Maran. Ce dernier, « appelé par [Savorgnan de] Brazza » au Gabon dès 1891 après quatre années en Martinique (1887-1891), avait fait tout le reste de sa carrière dans l'administration coloniale en Afrique, commençant au rang de commis pour finir gouverneur par intérim en Oubangui-Chari. René Maran marchait donc sur les traces de son père, lorsqu’il le rejoignit à Bangui en 1910, et se heurta comme lui à toutes sortes de difficultés dans l'exercice de ses diverses fonctions. Dans plusieurs instances, ces difficultés étaient liées au racisme de certains collègues fonctionnaires et de certains colons d’Afrique équatoriale française (AEF) ou du Congo belge (par lequel il fallait transiter pour rejoindre les postes au nord du fleuve).
Les pièces constituant le dossier de René Maran permettent de suivre la détérioration de ses relations professionnelles, déjà mauvaises avant 1918, et grandement accélérée par le « scandale » de Batouala Prix Goncourt en 1921. A telle enseigne qu’il fut conduit à solliciter, en haut lieu, une protection et une dérogation pour assurer son retour en France métropolitaine en 1923 : Maran estimait, en effet, que sa vie était en péril. Le retentissement médiatique suite au Goncourt risquait d’attirer l’attention de l’opinion publique sur les « deux rapports circonstanciés, appuyés de copies annexes de pièces officielles » dans lesquels Maran relatait « les iniquités et les crimes commis en Afrique équatoriale française par plusieurs fonctionnaires » [1]. Ces rapports avaient été remis par l’écrivain en 1920 au Ministère des colonies, probablement lors du séjour à Paris au cours duquel il rencontra Henri de Régnier, « tuteur » de Batouala (1921) avec Jacques Boulenger (rédacteur en chef de L’Opinion, dans lequel une parution du roman en feuilleton avait été prévue), et ont certainement fourni les éléments critiques du colonialisme que Maran allait inclure dans sa fameuse préface.
A ces pièces administratives conservées dans la série Dossiers de personnel (EE II), s’ajoutent celles rassemblées par l'administrateur colonial André Fraisse [2] lors de son gouvernorat en Afrique noire dans les années 1950. Celles-ci se trouvent dans la série des archives privées d’Outremer (8 APOM). Une note manuscrite, jointe à une lettre de René Maran, en présente l’intérêt : « Ces documents permettent d’expliquer en partie la révolte de René Maran contre l’homme blanc. » Et, plus loin, « Ces feuilles, rongées par les termites, que j’ai pu sauver… » Pour Fraisse, Maran « semble marqué par cette intention de le rabaisser, qui contredit la volonté exprimée officiellement d’élever l’homme de couleur. Il réagit en devenant écrivain. ». Reçu au domicile du couple Maran, Fraisse note : « je comprends, cette photo d’Hô Chi Minh dédicacée, sur le mur, – et son refus de préfacer mes contes sur l’Indochine. » Dans un article paru en 1946 dans Les lettres françaises, « Les Indochinois et la littérature française contemporaine », Maran se rappelle son engagement politique aux côtés de Marius Moutet, Andrée Viollis, Fernand Gouttenoire de Toury et Francis Jourdain pour « arracher l’Indochine non pas à la France, mais à la rapacité de ces seigneurs de l’hévéa que M. Paul Monet a si durement étrillés dans ses Jauniers ! » Il y mentionne également ses amitiés avec des écrivains indochinois, notamment, Nguyen-Ai-Quoe, pseudonyme d’Ho-Chi-Minh, « notre ami commun».
La carrière de Maran, en tant que commis des services civils aux affaires indigènes dans l'Oubangui-Chari puis au Tchad, lui a permis de découvrir les éléments ethnographiques qui allaient inspirer une grande partie de son œuvre romanesque. Elle est aussi à l’origine de son engagement à la croisée d’associations et de réseaux militants, après son retour définitif en France en 1923, pour la défense des populations indigènes telle que la Ligue universelle de défense de la race nègre (LUDRN), à laquelle succédera le Comité de défense de la race nègre (CDRN). En raison de sa renommée littéraire, les diatribes de René Maran contre les dévoiements de l’œuvre prétendument « civilisatrice » de la France coloniale, et sa fréquentation des réseaux communistes lui valent d’être l’objet d’une surveillance attentive par les services de renseignement. C’est ainsi que son nom figure dans plusieurs documents de la série Service de liaison avec les originaires des territoires français d’outre-mer (SLOTFOM) et qu'il se trouve classé parmi les membres communistes du CDRN à la suite d’un entretien accordé à L’Humanité dans les mois précédant la parution de Djouma, chien de brousse (1927). Les notes des agents de ce Service, qui transmettent les propos qu’aurait tenus l’écrivain lors de séances du CDRN entre 1924 et 1929 essentiellement, s’avèrent précieuses car elles permettent de mieux apprécier la portée du militantisme assimilationniste et la fonction sociale et politique que Maran assigne à son « métier d’écrivain français ».
Xavier Luce