René Maran essayiste et critique littéraire

On sait que la réputation de l'écrivain René Maran s'est faite à partir de l'attribution du Goncourt de 1921 pour son Batouala, véritable roman nègre, et la découverte subséquente de sa préface qui fit scandale dans les milieux colonialistes et nationalistes en France, au point de susciter un intérêt international. Seuls quelques conoscenti savaient que René Maran avait déjà publié un recueil de poèmes de très bonne facture à Paris dès 1909, à vingt-deux ans, et un autre en 1912. D'autres romans et des contes paraissent à partir de 1924. René Maran est donc un poète et romancier connu, quand il se lance dans la publication d’essais à part entière dans les années 1930.

La publication d’Asepsie noire ! en 1931 peut être considérée comme un repère dans l’évolution de son activité d'écrivain. Ce premier essai publié à Paris, très documenté mais court et précis, sera suivi d’une douzaine de textes qui vont révéler ce nouvel aspect de l’auteur Maran : un essayiste de son temps. Publiant la même année Le Tchad, de sable et d’or, il utilise dans ces deux textes les mêmes types de documents coloniaux (les rapports médicaux entre autres) qu’il commente et complète par ses propres connaissances et expériences. Ainsi mentionne-t-il dans Asepsie noire ! un détail ethnographique déjà noté dans Batouala, et donne-t-il une tournure très personnelle au volume Le Tchad, de sable et d’or, avec des accents autobiographiques et poétiques à la fois. Ses premières publications en tant qu’essayiste sont donc étroitement liées à sa carrière coloniale. Il infléchit ensuite cette tonalité vers des biographies de personnalités coloniales : Livingstone en 1938 et Savorgnan de Brazza en 1941 sont ainsi l’objet de publications chez Gallimard ; puis viennent les trois tomes des Pionniers de l’Empire chez Albin Michel, dont certains textes sont republiés à part. Cette écriture biographique est l’un des aspects importants de l’écriture non fictionnelle de René Maran : outre les textes cités, il publie à la fin de sa vie la biographie de son ami – de son double – Félix Éboué, « grand commis et fidèle serviteur » ainsi qu’une biographie, plus inattendue, de Bertrand Du Guesclin. Prévue depuis plusieurs années, point de discussion dans les lettres entre Maran et son correspondant Manoel Gahisto, cette biographie – non fictionnelle, donc, mais romancée – révèle l’érudition et le jeu stylistique auquel peut se livrer René Maran quand il est libre d’utiliser un lexique rare, archaïsant et peut s’inventer un style médiéval à partir de ses lectures et de ses goûts (pour les proverbes, par exemple [1]). Il en avait d’ailleurs publié quelques lignes dans le magazine Qui ? (nouvelle version du Détective d’avant-guerre) en 1949, preuve d’une inclination de ce texte en particulier vers le grand public [2].

Couverture de l'essai Le Tchad, de sable et d'or

Couverture de l'essai Le Tchad, de sable et d'or (1931)

À ces publications livresques il faut ajouter les articles de presse. Le relevé en est difficile à établir car Maran collabore à des titres bien différents, et on ne pourrait être exhaustif ici, mais l’on peut tout de même observer quelques faits saillants : d’abord un goût pour la critique littéraire dont témoigne dans les années 1930 La Dépêche de Toulouse quand elle accueille plusieurs articles sur le poète Jean-Joseph Rabearivélo, qualifié par Maran de « Chatterton malgache » (1937) ou encore sa recension du roman Doguicimi de Paul Hazoumé, qu’il compare à L’Iliade et à la Chanson de Roland en 1938 [3]. Deuxième fait saillant, que l’on voit d’ailleurs dans le même journal : ses connaissances de fonctionnaire colonial, qu’il utilise à plusieurs reprises ; et enfin, troisième fait : l’aspect plus politique à proprement parler d’un Maran qui publie un article sur la mort du fasciste Francesco Meriano (septembre 1934 [4]). Dans Le Nouvelliste d’Indochine, après un article de septembre 1936 sur « Racisme et civilisation », il publie également en mai 1939 un article sur « L’Italie de 1926, et l’Italie de 1939 ou les surprises du racisme » : il y est question de la lettre reçue par Félix Éboué après sa nomination en tant que gouverneur du Tchad [5].  Les propos extrêmement racistes de la lettre sont qualifiés de « menuailles », reproduits et commentés par un Maran qui revendique – par le biais de son ami Francesco Meriano – la francophilie d’un Mussolini autrefois lecteur de Batouala.

Après la guerre, René Maran continue son activité d’essayiste ouvert sur le monde : la revue La Femme dans la cité de Paulette Nardal publie l’une de ses lettres ; il est également publié dans le Chicago Defender, en anglais et à la demande du correspondant du journal, pour présenter le massacre des tirailleurs sénégalais de Thiaroye et évoquer la condition noire en France – il y explique également sa tentative pour lancer la revue coloniale Continents avec le guyanais Albert Darnal, publication finalement non autorisée [6].

En ce qui concerne sa veine de critique littéraire, dans Les Lettres françaises, on le découvre connaisseur à la fois des Antilles et de l’Indochine dans la rubrique « Le comité national des écrivains vous parle » : après un article sur « La Martinique, bastion littéraire français des Antilles », un autre texte, plus inattendu, explore le thème « Les Indochinois et la littérature française contemporaine » et montre notamment son goût pour les poèmes de l’autrice Makhali-Phâl ; dans les deux cas, les articles de Maran sont suivis des textes d’auteurs qu’il a cités et s’inscrivent dans une activité de critique littéraire reconnu [7].

Dans ces années d’après-guerre, sa collaboration avec le périodique Gavroche (« organe du front patriotique de la jeunesse parisienne ») le mène également à des articles qui mêlent vues politiques et littéraires. Il y publie des poèmes ; il y évoque les « Destins de l’empire » en 1945 – article à l’occasion duquel, par exemple, il fait l’éloge du Diab’-là du romancier martiniquais Joseph Zobel – et y fustige le « colonialisme réactionnaire » en 1947 [8]. Il complète également sa description du « mouvement littéraire aux Antilles et à la Guyane » (1952, De West-Indische Gids) ; il publie enfin pour la revue Présence africaine en 1949 des articles sur Alain Leroy Locke et sur André Gide en Afrique. Il semble alors avoir rempli son rôle, celui d’une figure tutélaire, d’un critique littéraire averti et d’un observateur des politiques coloniales [9].

Au centre de plusieurs réseaux médiatiques et théoriques, la silhouette d’un Maran ancré dans sa génération et conscient de ses enjeux apparaît clairement entre les années 1930 et les années 1950, pic de sa production d’essais et d’articles – d’autres projets dont on a gardé les traces témoignent de ce qu’aurait pu être, par exemple, cette histoire du Mali que Léopold Sédar Senghor lui demande de rédiger. Plus largement, dans tous ces textes, René Maran se montre lecteur averti, érudit engagé dans une discussion avec ceux qu’il cite longuement et commente. L’on peut discuter de son engagement et de la pertinence même de ce mot, probablement inadéquat en termes de chronologie et de perception même de l’activité littéraire de Maran. Car il apparaît comme un essayiste colonial pris entre deux positions et deux mondes : non pas défenseur de la colonisation, mais connaisseur de ses réalités et penseur de ses évolutions – le plus souvent par le prisme littéraire [10].

 

Laure Demougin

[1] Précision donnée par Romuald Fonkoua durant la journée d’études organisée à Paris VIII par Françoise Simasotchi-Brones et Ferroudja Allouache. Voir Fonkoua, Romuald et al., « Journée d’étude René Maran », Bibliothèque numérique Paris 8, consulté le 23 juin 2021.

[2] « Maître, vous avez la parole », Qui ?, 16 mai 1949.

[3] René Maran, « Un poète malgache », La Dépêche de Toulouse, 28 août 1934 ; « Le poète malgache Rabéarivélo [sic] », 8 décembre 1936 ; « Un Chatterton malgache », 17 août 1937 ; « Le Dahomey d’autrefois et ses coutumes. Doguicimi », 22 juin 1938.

[4] René Maran, « La France et les visées coloniales de l’Italie. Francesco Meriano », La Dépêche de Toulouse, 25 septembre 1934 ; « Étude de sociologie et d’ethnologie juridiques. Les indigènes d’AOF », 20 juillet 1938 ; «  Introduction à la vie du fonctionnaire de brousse. À travers le Haut-Congo », 20 septembre 1938.

[5] René Maran, « Racisme et civilisation », Le Nouvelliste d’Indochine, 12 septembre 1936 ; « L’Italie de 1926, et l’Italie de 1939 ou les surprises du racisme », 28 mai 1939.

[6] René Maran, « Une lettre d’un écrivain noir de la Résistance », La Femme dans la cité, 15 mai-1er juin 1945 ; René Maran, « Race Riots in Africa. 40 Black Colonials Slain In Bloody Dakar Massacre », Chicago Defender, 7 juillet 1945.

[7] René Maran, « La Martinique, bastion littéraire français des Antilles », Les Lettres françaises, 3 mai 1946 ; « Les Indochinois et la littérature française contemporaine », 31 mai 1946.

[8] René Maran, « Destins de l’empire. Plaidoyer contre l’esclavage », Gavroche, 11 octobre 1945 ; « Quelques exemples de colonialisme réactionnaire », 17 juillet 1947.

[9] René Maran, « Le mouvement littéraire aux Antilles et à la Guyane », De West-Indische Gids, 1952, n° 33, p. 12-22 ; René Maran, « André Gide et l’Afrique noire », Présence africaine, 1949, n° 5, p. 739-748 ; « Le professeur Alain Leroy Locke », 1949, n° 6, p. 135-138.

[10] Information donnée durant la journée d’études organisée à Paris VIII par Françoise Simasotchi-Brones et Ferroudja Allouache. Voir Fonkoua, Romuald et al., « Journée d’étude René Maran », Bibliothèque numérique Paris 8, consulté le 23 juin 2021.